PEUR(S)


Peur(s) - Texte et citations

Que faire lorsque le réel surgit, dans toute son obscénité, totalement imprévu, charriant stupeur et effroi ?


LA PEUR

Tu penses avoir vaincu la peur mais elle est toujours là, tapie à l'intérieur de toi, aussi affamée qu'avant, réclamant sa part de nourriture. Elle ne ressemble à rien de connu: non identifiable, étrangère - à chaque fois mais bientôt si tu n'y prends garde, elle aura ton visage. Tu te dis que c'est l’Ennemi: tu la prends au sérieux, tu l’écoutes, tu lui donnes du poids, son poids d’homme à elle, la cannibale, la pas-belle-à-voir.

Si tu ne me donnes pas de quoi bouffer, c'est moi qui t'engloutirai tout entier donne donne, dit la Peur et tu lui donnes pour qu'elle soit repue tu lui donnes ce que tu as sous la main, tu lui donnes en vitesse là n'importe quoi tu lui donnes un petit bout de toi ce petit bout inachevé de toi : l'enfant qui trépigne l'enfant jamais parfait qui voudrait tellement mais qui n'a pas pu - l’enfant qui a fauté l’enfant qu’on a désigné et qui doit payer et tu lui donnes tout cela sans voir que c'est tous tes rêves qui partent avec et ta lumière aussi mais la bête s'en régale de ce petit bout, ça lui a ouvert l'appétit la chair était si délicieuse encore et encore dit la Bête ce que tu m'as donné ne pèse pas assez lourd pour assouvir mon appétit, rien qu'un petit os de poulet DONNE ! Mais plus tu lui donnes plus elle grandit, elle et son estomac et plus elle a faim et réclame sa part encore et encore et encore et alors la grande peur te gagne et tu déclares que c'est assez, que tu vas résister. 

Tu te bats contre Goliath mais tu n'es plus David, David, tu l'as jeté en pâture, plus de malice plus de rire en toi rien que du sérieux de guerrier rien que du lourd et tu te mets alors à croire en "La Guerre contre la Peur" mais tu ne sais pas que la Peur ne se vainc pas par la guerre tu ne sais rien de la Gorgone rien de sa malice à elle. Ah ! tu ne me fais pas peur, la Peur cries-tu et sur ton visage, un nouveau rire, sans son. Tu te rétractes pour la prendre de front tu inventes des armes nouvelles redoutables à sa propre image tu es inspiré et tu te sens devenir le héros, l’empereur de toi-même et de la Chose tu t'en flattes et t'en repais jusqu'à avoir le tournis. Tu te sens devenir un géant maintenant que tu as jeté l'enfant avec ses chimères et ses cailloux, tu te sens enfin devenir l'Homme-Mâle avec tout l'attirail qui va avec mais tu ne sais pas qu’à cet instant-même tu n'es plus qu'un mort-vivant que tes agitations la font hurler de rire qu'elle a déjà gagné et qu'elle t'a tout entier dans sa gueule. Ne vois-tu pas, insecte morveux, que ce que tu prends pour tes armes ne sont en réalité que mes propres dents ton sol si ferme ma langue et ton ciel mon crâne ne le vois-tu pas ? Et toi, occupé à tes occupations stériles, tu ne vois rien de tout cela car tu es rentré dans le monologue de la Noble-Résistance tu n'as que ce mot là à la bouche et tu te médailles à tour de bras et tu clames ta nouvelle liberté, tu te sens enfin devenir le maitre face à l'Ennemi mais tu ne vois pas que ce qui parle à travers ta bouche ce sont tes propres monstres, devenus soudainement vivants.

Face à l'Ennemi, tu cherches du lourd du visible tu t’accroches à ce qui te reste: ta peau c'est-mon-nom c'est-marqué-dessus à ta colonne vertébrale à ton costume-armure-sans-couleurs qui fait sérieux et impression quand tu parles en groupe à tes boules dans ton pantalon qui te donnent une voix puissante et tu t'appuies dessus pour te sentir fort et ne pas trembler et bientôt  tu n'as plus de peau plus d’épiderme plus de pores rien qu'une carapace rien que des os à l'intérieur et à l’extérieur, un Squelette. Au moins ça c'est du solide te répètes-tu rien que du minéral plus de nerfs plus de douleur tu deviens plastique imperméable au monde tu respires plus que par les sourcils et le front tu en as perdu tous tes organes le foie les reins le coeur les poumons le coeur tu es le plus fort le plus puissant tu es un vrai résistant et tu n'as plus que ce mot là à la bouche tu fais de beaux discours avec des mots clinquants qui bandent et sonnent sur tes os et ça fait impression ça en jette partout où tu passes mais la Bête qui rit toujours n'entend que tes os qui claquent et toi tu appelles ça ta fierté ton moi ta personne et les dents de la Bête et sa langue rient et claquent avec toi et tous deux vous faites clac clac clac ensemble ça fait un boucan d'enfer clac clac et tu existes avec elle on te remarque quand tu entres quelque part on te craint on t’admire normal tu dégages une telle puissance: voyez-vous comme j'ai apprivoisé la Bête ? Je n'ai plus peur à présent, voyez je ris avec elle ah ah ah ah ah. Ah ah ah ah ah. Mais ça ne dure qu'un temps la rigolade et bientôt la Bête que tu as nourrie gronde et en réclame encore plus, en réclame encore et encore, elle qui t'a déjà ingurgité sans que tu le saches et de nouveau un petit frétillement de rien du tout à ton ventre un petit frisson au milieu de ton creux du ventre et pour éviter qu'elle te prenne tes os ton dernier rempart ton seul visage tu lui donnes l'autre qui vient passer par là, ça c'est du consistant c’est du tendre ça c'est de la chair, toi qui n'est plus qu'os. Tu lui donnes l'autre tout entier sans même prendre le temps de lui demander pardon tu le lui donnes comme on jette un quartier de viande au lion affamé, prêt à te dévorer vivant.

Et tu te dis que tu as jeté l'ennemi à l'ennemi et ça vous calme un bon moment tous les deux toi et la Bête. Oui l'ennemi ça ne peut être que l'ennemi celui que tu as jeté c'est pas possible autrement comment ce serait possible mais pourquoi tu me regardes comme ça arrête de me regarder comme ça je ne déposerai pas les armes tu hurles tu m'entends ?  ne me regarde pas comme ça  je ne vais pas me laisser attendrir par ce que tu es tu ne m'auras pas tu m'entends tu n'es rien pour moi toi qui n'a plus de dignité face à ma colère, qui tremble devant le lion devant la Bête. Je n’ai plus peur de la Peur, peur de ce qui, à présent, te fait peur, c’est toi maintenant la prochaine victime tu dis et tu prends l’autre sans même lui demander pardon et tu le sacrifies sans trembler. La Bête rit à nouveau ce qu’on rigole dis donc avec toi je m’en mets plein la panse et ça fait à nouveau un bruit d’enfer les dents claquent clac clac clac clac ta main est sûre clac clac clac et tes yeux sont vides tu n’as plus de peau-membrane tu n’as plus que tes os clac clac clac tu as pris la place de la Bête et c’est toi maintenant qui est la Peur. 


La peur est sournoise: elle nous détourne de nos vrais partenaires: les êtres et la vie. Elle nous coupe de tout dialogue avec l'autre: c'est elle qui fait écran. La peur veut toute la place: à l'intérieur et à l'extérieur. 
Elle nous met en dehors de nous, nous divise en deux: corps et mental et nous gesticulons dans tous les sens, pensant nous en débarrasser alors qu'elle gagne du terrain car plus nous pensons et gesticulons, plus nous nous installons sur son terrain à elle: la lutte.
On ne peut vaincre la peur en luttant contre elle. La peur ne se vainc pas par un combat. Ce genre de combat  ne mène qu'à une destruction de soi-même. Plus on s'arme, plus on l'arme
La peur ne se vainc que par le vrai courage d'être soi-même: accepter de lâcher. Déposer les armes une à une, se dénuder, se dépouiller. Accepter sa ou ses blessures. C'est là où nous atteignons une invincibilté. Où nous devenons nous mêmes. Ne plus avoir peur de la peur.  
Savoir et se le rappeler aussi souvent que cela est nécessaire, car nous oublions vite: la peur surgit lorsque nous voulons colmater une blessure.

Copyright Bay


CITATIONS


« Il existe une connivence tacite, non voulue, mais réelle, entre ceux qui font peur et ceux qui ont peur. »
Victor Hugo

« Nos peurs les plus profondes sont comme des dragons gardant notre trésor le plus secret.»
Rainer Maria Rilke

"Ayez surtout le souci de séparer les choses du bruit qu’elles font."
 Sénèque

« C'est de ta peur que j'ai peur. »
William Shakespeare

« La peur et la beauté sont incompatibles. »
 Jean Filiatrault

« La peur est un des plus grands problèmes inhérents à la vie. Etre sa victime c'est avoir l'esprit confus, déformé, violent, agressif, en perpétuel conflit.»
Jiddu Krishnamurti

«La peur est une réaction émotionnelle face à un danger extérieur. À l'inverse, l'angoisse est une réaction face à un danger qui vient de l'intérieur : de nos pulsions. Elle n'a pas d'objet, dit Freud, et c'est précisément ça qui est angoissant. Car, face à la peur, on peut toujours fuir. Mais on ne peut pas fuir notre angoisse. La grande découverte de Freud, c'est : là où je désire, j'angoisse. Voilà pourquoi il considère l'angoisse comme l'affect des affects qui « ne ment pas », dira Lacan. Celui-ci va montrer par la suite que l'angoisse, à l'instar de la peur, a bien un objet, même si impalpable, c'est l'objet cause de mon désir inconscient. Un objet qui m'est extrêmement proche et en même temps terriblement extérieur.
(...)
En psychanalyse, on ne cherche pas à rassurer : on cherche à réajuster le sujet parlant à l'objet angoissé de son désir, en remettant en jeu le « nom du père ». Si quelqu'un vient me protéger, j'aurai peut-être moins peur, mais qui me protégera de celui qui me protège ? »
Dorian Astor